Le point sur le RFID
Sal ouvre les yeux : ça sent le café. Il y a quelques minutes, son réveil, alerté par son sommeil agité, lui a chuchoté : « Du café ? » et elle a marmonné « oui ». Ce sont les seuls mots qu’il connaît : « oui » et « non ».
Sal regarde son quartier par les diverses fenêtres de sa chambre. A travers l’une sont visibles le soleil et la clôture, mais à travers les autres elle voit les traces électroniques des trajets que ses voisins ont effectués plus tôt ce matin(1).
Sal n’est pas le personnage d’un roman de Philip K. Dick, mais une femme quelconque habitant notre future proche, tel que l’imagine au tout début des années quatre-vingt-dix Mark Weiser, l’inventeur de l’Ubiquitous Computing(2). Dans son texte The Computer for the 21st Century, il a essayé de projeter le potentiel de l’informatique ubiquitaire au sein du quotidien. Divers objets veillent sur son héroïne. Ainsi, sans quitter son lit, elle est capable de surveiller aisément l’intérieur ainsi que l’extérieur de sa demeure sous l’œil protecteur de son réveil au vocabulaire si réduit. Le monde activé, familier aux seuls passionnés de science-fiction il y a peu, est aujourd’hui dans toutes les bouches (gouvernementales, entrepreneuriales, citoyennes, activistes, etc.). Sous le sigle RFID, ce qui fut hier une fiction fascinante prend actuellement la forme d’un scénario, et d’une réalité, inquiétants voire cauchemardesques.
La radio-identification, couramment désignée par le sigle RFID (pour Radio-Frequency IDentification), est un dispositif technique capable de mémoriser et de récupérer des données à distance par le biais de marqueurs appelés « RFID tags ». Grâce à une antenne associée à une puce électronique, ces derniers peuvent non seulement recevoir des requêtes mais également envoyer des réponses aux signaux radio émis depuis l’émetteur-récepteur (lecteur RFID). De tailles très variables, les « radio-étiquettes » peuvent facilement et surtout discrètement être jointes ou incorporées aussi bien à la matière inorganique qu’à la matière organique, qui deviennent ainsi traçables.
Initialement conçu pendant la Seconde Guerre Mondiale dans le but de distinguer les avions amis des avions ennemis, le RFID a gagné la ville en passant par la campagne où, à partir des années soixante-dix, il a servi à identifier le bétail. Aujourd’hui, le RFID est constamment en train d’étendre son territoire : les bibliothèques, les cliniques de nouveaux-nés, les tumorothèques (France), le transport des écoliers (Etats-Unis), les malvoyants (Italie), les vélos (Japon), les vêtements de marque, etc., s’en équipent les uns après les autres. Cette extension et « personnalisation » du contrôle (chaque étiquette porte un numéro unique) ne sont pas vraiment inédites, mais atteignent ici un nouveau seuil, d’autant plus que les données ainsi récupérées ne sont protégées par aucune loi.
Walter Benjamin choquait les âmes sensibles du début du 20ème siècle en remarquant que désormais les humains se distinguaient de moins en moins de la marchandise (3). Un siècle plus tard, on n’a pourtant toujours pas cessé d’être abasourdis par le rapprochement croissant des sujets et des objets…
Dans le contexte présent où, entre la dissémination du RFID et l’implantation imminente de l’IPv6 (4), l’environnement entier devient une interface – c’est-à-dire que plusieurs couches d’information, lisibles et activables, viennent s’y superposer (5) tout en bousculant nos repères habituels – il y a de quoi être inquiet quant à l’avenir des libertés et la reformulation en cours des subjectivités.
Cependant, il serait dommage de négliger deux points qui semblent tomber dans l’oubli dès qu’il est question d’informatique ubiquitaire.
Le premier, c’est que les technologies en question ont beau être capables d’envahir l’espace social, elles demeurent technologiquement vulnérables et fragiles. Un passeport RFID peut être hacké en quatre heures, le temps de vie des puces n’est pas connu, etc. Par conséquent, centrer la discussion et l’opinion publique uniquement sur la question des droits civils, comme si on était en 1984 (6), pourrait éventuellement ne faire que renforcer (l’image de) la supposée surpuissance du dispositif.
Le deuxième concerne l’histoire des technologies. Avant l’informatique, il y a eu l’électricité (7) et bien avant elle l’écriture. Toutes les deux ont effrayé leurs contemporains, qui ont voulu se protéger contre elles. « Dans le Phèdre {de Platon}, l’écriture est présentée au roi, devant la loi, devant l’instance politique du pouvoir, comme un pharmakon bénéfique parce que, prétend Theuth, elle permet de répéter, donc de se souvenir. {…} Mais le roi disqualifie cette répétition. Ce n’est pas la bonne répétition. {Elle} a plus d’affinité avec l’oubli, le simulacre, la mauvaise répétition, qu’avec l’anamnèse et la vérité (8). »
Le roi et Platon condamnaient l’écriture en tant que le mal suprême, jugeant qu’elle nous rendrait oublieux et nous déresponsabiliserait. Deux millénaires plus tard, les « bienfaits » de l’écriture sont inextricablement entrelacés avec nos manières d’habiter le monde alors que ses « méfaits » nous sont devenus de plus en plus opaques. Pourquoi en irait-il autrement avec l’informatique ubiquitaire ?
Le RFID implique une nouvelle articulation de l’espace social, qu’il est en train de pénétrer de façon graduelle et pourtant violente. La condition de virtualité (9) selon laquelle la réalité environnante se trouve déjà perforée par des modèles et motifs informationnels n’est plus une simple perception culturelle, mais concerne un processus matériel précis et en (pleine) marche.
Cette transformation, dont personne actuellement ne peut prévoir les péripéties, est un appel à penser là justement où l’on croit qu’il n’y a plus rien à penser.
S’activer contre le monde activé pour qu’il ne devienne pas totalement totalitaire est certes primordial, mais la création d’armes nouvelles (10) ne passe ni par la défense inconditionnelle ni par l’attaque aveugle. Elle a plutôt lieu là où les artistes de la faim et les penseurs de la vie imaginent de nouveaux trapèzes (11). Ce qui reviendrait à dire que faire, c’est penser avec son corps entier : un corps entrelacé avec le code et avec l’interface (12).
Dans Making Things Public, exposition qui a eu lieu au ZKM en 2005, « on tente », selon son commissaire, Bruno Latour, « l’exploit impossible de donner chair au Public Fantôme. On veut que les visiteurs sentent la différence entre ce que c’est que vouloir ce que le Corps Politique ne peut pas donner et se laisser mobiliser par le Public Fantôme. L’idée est de prendre le mot Fantôme et d’attribuer à ce concept fragile et provisoire un peu plus de réalité {…} En d’autres mots, de faire face au problème de composer un corps à partir d’une multitude de corps. {…} Le Phantom Public, conçu par Michel Jaffrennou et Thierry Coduys, est une œuvre d’art invisible. Il est activé par les mouvements des visiteurs tout au long de l’exposition de façon à ce que chaque spectateur soit simultanément un acteur et le seul écran sur laquelle toute l’exposition est projetée. »
A travers une installation technologique complexe, basée en grande partie sur l’usage du RFID, « la politique vous traverse comme un flux mystérieux, comme un fantôme. (13) » Muni d’un badge RFID, chaque visiteur « reçoit sur sa peau pour ainsi dire ses propres effets et les effets composites de tous les autres (14) » et ceci de manière imprévisible et variable. Le public, ce fantôme que Walter Lippmann imagina en 1925 afin de dénoncer les failles qu’il croyait détecter dans le système démocratique, acquiert alors une chair improbable en vue de rendre tangibles les enjeux d’une redéfinition de ce que peut être et de ce que peut faire le « public » dans le monde perforé (15).
Il se pourrait d’ailleurs que le RFID soit moins une simple question d’accès et d’usage des données, mais plutôt l’intensification et la prolifération de ce que l’on vit depuis longtemps déjà – politiquement, socialement, technologiquement – en tant que corps publiques.
NOTES
(1) M. Weiser, The computer for the 21st Century, 1991, http://nano.xerox.com/hypertext/weiser/SciAmDraft3.html
(2) Présenté comme le contraire de la réalité virtuelle, le terme désigne un changement majeur concernant la place de la technologie : elle est désormais incorporée dans l’environnement de façon discrète et « naturelle ». Ainsi, selon Weiser, « un bon outil est un outil invisible » (in The world is not a desktop, 1993).http://www.ubiq.com/hypertext/weiser/UbiHome.html
(3) L’emblème en étant le flâneur. W. Benjamin, Paris Capitale du XIXe siècle, Editions du Cerf, Paris, 1989, p. 73 : « {…}, les marchandises prolifèrent aux façades des maisons et nouent de nouvelles et fantastiques relations comme les tissus dans les ulcères. – Le flâneur sabote le trafic. Il n’est pas non plus acheteur. Il est marchandise. »
(4) L’IPv6 est le prochain Protocole Internet apportant l’évolution nécessaire vers les réseaux sans-fil, la mobilité et l’accessibilité quasi permanente des terminaux.
(5) Voir aussi L. Manovich, The Poetics of Augmented Space in A. Everett & J. T. Caldwell (ed.), New Media Theories and Practices of Digitextuality, Routledge, NY, 2003, p. 75-80.
(6) G. Orwell, 1984, Penguin, London, 1949.
(7) Voir Thomas Pynchon, Against the Day, Vintage, Londres, 2006, pour un récit exceptionnel de la naissance de l’électricité.
(8) J. Derrida, Points de Suspension, Galilée, Paris, 1992, p. 247.
(9) Katherine N. Hayles, The Condition of Virtuality in The Digital Dialectic, Peter Lunenfeld (ed.),The MIT Press, 1999, p. 69.
(10)G. Deleuze, Cl. Parnet, Dialogues, Flammarion, Champs, 1996, p. 47.
(11) Franz Kafka, Un artiste de la faim, Gallimard, coll. Folio, 1980.
(12) A titre d’exemple, voir http://hivenetworks.net/tiki-index.php?page=Hive_system. Les Hivewares sont des applications OpenSource qui peuvent remplacer le logiciel d’origine des dispositifs de connexion et ainsi déplacer non seulement leurs fonctions mais aussi leurs sens. Voir aussi R. van Kranenburg, The Internet of Things A critique of ambient technology and the all-seeing network of RFID, Notebook Networks, 2008.http://www.networkcultures.org/_uploads/notebook2_theinternetofthings.pdf
(13)Bruno Latour, From Realpolitik to Dingpolitik – or How to Make Things Public in Bruno Latour, Peter Weibel (ed.), Making Things Public– Atmospheres of Democracy, MIT Press, 2005. http://www.bruno-latour.fr/expositions/index.html..
(14)ibid. M. Jaffrenou, T. Coduys, Mission Impossible, Giving Flesh to the Phantom Public.
(15)Voir Hayles, ci-haut.
LIENS SUGGÉRÉS
1. Fabriquer son propre RFID.
http://www.elektor.fr/magazines/2006/septembre/lecteur-de-rfid-experimental.68984.lynkx
http://www.eng.tau.ac.il/~yash/kw-usenix06/index.html
Actualité du RFID
http://www.smallbrothers.org/actu.htm
http://ec.europa.eu/information_society/policy/rfid/index_en.htm
Recherche
http://www.rfidvirus.org/index.html
http://www.arlab.nl/projects.html
http://waag.org/project/difr
http://www.disappearing-computer.net/
http://www.we-make-money-not-art.com/cgi-bin/mt-search.cgi?search=rfid&IncludeBlogs=2
http://www.zapped-it.net/index.html
Le Hub | Madeleine Aktypi
Publié dans Patch 09, la revue bi-annuelle du CECN avec laquelle le Hub collabore régulièrement et assure la rubrique Le Point sur… .